Cette semaine, ouvrons un nouveau numéro de “Focus sur…”, série qui s’intéresse à une espèce ou une famille d’oiseaux sujet d’une problématique. A l’honneur aujourd’hui : l’Ibis sacré.
Qui est l’Ibis sacré ?
L’Ibis sacré fait partie d’une Famille au nom un peu barbare, les Threskiornithidés, qui compte 36 espèces dont la grande majorité sont des ibis. Le reste de la famille est composée de différentes espèces de spatules, dont la Spatule blanche.
L’Ibis sacré est de taille moyenne, d’une envergure comprise entre 1.12m et 1.25m et d’un poids maximum d’1.5kg. On le reconnait facilement à son plumage bicolore, noir et blanc et à son bec épais et très recourbé. Les juvéniles se reconnaissent à leurs plumes duveteuses blanches que présentent leur cou et leur tête. Ils les perdront qu’entre l’âge de deux et trois ans.
L’aire géographique naturelle de cette espèce comprend quasiment toute l’Afrique Subsaharienne, l’ouest de Madagascar ainsi que dans le sud-est de l’Irak. Il a longtemps niché en Egypte où sa place culturelle est très importante. Le dieu Thot est souvent représenté par un ibis. L’Ibis sacré ne s’y reproduit plus depuis le milieu du XIXème siècle.
Comment est-il arrivé en France ?
Dans les années 80, l’Ibis sacré fait son apparition dans un zoo situé dans l’Aude et dans celui de Branféré, dans le Morbihan. Dans ce dernier, les oiseaux (environ 300 individus) évoluent alors en liberté. Ils s’envolent pour aller s’alimenter sur les vasières et rentrent chaque soir dans le parc. Enfin, on connait une dernière échappée d’un parc zoologique situé dans les Alpes-Maritimes. La rupture d’un filet de volière permet ainsi à 40 ibis sacrés de savourer une liberté nouvelle.
De 1991 à 1997, le zoo de Branféré organise des captures des oiseaux afin d’éjointer leurs ailes. Objectif: les « fixer » et limiter leur dispersion (et donc leur impact potentiel). Inconvénient de l’opération : dérangés, de nombreux individus quittent le zoo et s’installent en partie sur le site du lac de Grand-Lieu, au sud de Nantes. Or, avec presque 3400 hectares classés en Réserve Naturelle Nationale, le lac de Grand-Lieu présente une richesse faunistique et floristique incomparable…et fragile.
Les populations d’Ibis sacré s’acclimatent alors très bien à leur milieu. Selon l’ONCFS (Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage), les effectifs d’Ibis sacré comptabilisés en janvier 2016 indiquaient une population d’environ 500 à 600 individus…contre 5.000 en 2006. Ils sont répartis principalement sur la façade atlantique. La population méditerranéenne est considérée comme « sous contrôle ». La probabilité que des oiseaux arrivent en provenance d’Italie est néanmoins à surveiller.
Une espèce invasive agressive…
On connait de (trop) nombreux exemples d’introductions, volontaires ou accidentelles, d’espèces allochtones. Devenues nuisibles et envahissantes dans leur milieu respectif, leur impact écologique est le plus souvent catastrophique. Le milieu naturaliste alerte donc très rapidement sur les potentiels dégâts que pourrait causer l’Ibis sacré sur son écosystème.
Réputé vorace, prédateur important de vertébrés, on craint qu’il ne saccage les ressources alimentaires de zones humides essentielles pour bon nombre d’espèces menacées. Pire, le 9 juillet 2004, deux ibis sacrés pillent la totalité des œufs d’une colonie de Sternes caugeks nichant dans les marais de Müllembourg, à Noirmoutier.
Ile de Ré, Bassin d’Arcachon…Les ornithologues de plusieurs sites reconnus pour leur importance dans le cycle de vie d’oiseaux protégés, tels que les sternes et les guifettes, appellent à une surveillance accrue voire à une régulation de ces encombrants ibis. Ce sera chose faite à partir de 2008, lorsque les préfectures de Loire-Atlantique, de Vendée et du Morbihan lancent des campagnes d’éradication de l’Ibis sacré, sous la houlette de l’ONCFS.
Leur décision est motivée par la publication d’un rapport co-rédigé par l’INRA et l’ONCFS en 2005. Ce rapport restera longtemps un document de référence sur la difficile question de la gestion des populations d’Ibis sacré. Dans la RNN du lac de Grand-Lieu, les agents de la Société Nationale de Protection de la Nature organise des missions de destruction systématique des œufs d’ibis. Le résultat ne se fait pas attendre : le nombre d’oiseaux nicheurs dégringole, comme le montre le graphique ci-dessous.
L’Ibis sacré est à ce moment-là considéré comme une espèce exotique envahissante, un phénomène reconnu comme la seconde cause de disparition de la biodiversité au niveau mondial.
Sauf que.
…ou victime d’un procès d’intention ?
Au fil du temps, certaines voix commencent à se faire entendre contre ces compagnes de régulation. Un Collectif pour la protection de l’ibis de Bretagne s’organise et dénonce le caractère erroné de plusieurs affirmations présentés dans le rapport INRA/ONCFS.
Il faudra attendre 2013 pour que le caractère invasif et destructeur de l’Ibis sacré soit mis à mal. Loïc Marion, écologue au laboratoire Écobio de l’Osur à l’Université de Rennes 1 et ancien directeur scientifique de la Réserve Naturelle de Grand-Lieu, publie un article dans la revue Comptes Rendus de Biologie de l’Académie des sciences : « L’ibis sacré est-il une menace réelle pour la biodiversité ? ».
Loïc Marion débute un programme de baguage de l’Ibis sacré dès 1993. Il recense chaque année toutes les colonies de reproduction, étudie le régime alimentaire de l’espèce et son comportement alimentaire. Grâce à ce suivi intensif, il s’aperçoit que les invertébrés, en particulier les larves de Taons, constituent 79% du régime alimentaire de l’oiseau. Les micromammifères, poissons et autres amphibiens ne représentent qu’1% de son alimentation. Aucun oiseau n’est trouvé. Phénomène intéressant, l’Ibis sacré se délecte des écrevisses de Louisiane, espèce invasive qu’on ne sait toujours pas réguler.
Le suivi scientifique de l’espèce sur près de quinze ans permet de se rendre compte que l’Ibis sacré s’est, en Bretagne, parfaitement intégré aux colonies mixtes et aux dortoirs d’Ardéidés et de Spatules. Il est d’ailleurs si proche de la Spatule blanche, d’un point de vue comportemental et social, qu’il favoriserait sa nidification par sa présence. La population de Spatule blanche de Grand-Lieu a ainsi brusquement augmenté dès la nidification de l’Ibis sacré, à partir de 1994. Par la formation de colonies mixtes, il tranquilliserait la Spatule blanche, espèce farouche qui craint le dérangement. Loïc Marion met en avant le fait que l’évolution positive de ces deux populations n’est pas fortuite mais résulte bien d’une relation écologique et éthologique forte entre ces deux oiseaux « cousins ». Les opérations de destruction seraient donc extrêmement dommageables pour les colonies de Spatules, espèce menacée et protégée.
L’Ibis sacré, problématique ou bouc-émissaire ?
En France, l’Ibis sacré est toujours considéré comme une espèce exotique envahissante. Pour ses défenseurs, ce statut n’a pas de sens car cette espèce s’intègre à son milieu en occupant une niche écologique laissée vacante. Sa relation spécifique avec la Spatule blanche, oiseau à forte valeur patrimoniale, rend l’Ibis sacré plus qu’intéressant. Quant à son comportement de prédation sur les poussins de guifettes ou de sternes, le suivi scientifique semble montrer qu’il a été fortement surestimé. Les conditions d’accueil du milieu, tels que le fonctionnement hydraulique, sont des facteurs écologiques bien plus importants à surveiller concernant le développement de colonies de guifettes.
Il est probable que l’Ibis sacré paie le prix fort de son origine allochtone. Pourtant, allochtone ne signifie pas obligatoirement nuisible. Etonnamment, d’autres espèces ont étendu leur aire de répartition jusqu’à nous sans que cela se révèle problématique. L’Aigrette garzette ou le Héron garde-bœufs n’ont pas toujours été si communs. La différence de traitement réside-t-elle dans le fait que ces deux espèces ont rejoint nos contrées naturellement, quand l’Ibis sacré est à l’origine échappé de captivité? Toujours est-il que son exemple montre bien à quel point il est difficile de définir ce qu’est une espèce invasive. A quel moment devient-elle problématique ? Est-il possible de réguler leur développement ? Quoiqu’il arrive, l’Ibis sacré nous a montré un point essentiel pour les cas à venir: la nécessité impérieuse de suivis scientifiques rigoureux sur du long terme. Sans cela, il existe beaucoup trop de biais surestimant l’impact réel de l’espèce sur son milieu.
Cet article n’étant qu’une présentation succincte d’une situation écologique complexe, je vous encourage fortement, si ce sujet vous intéresse, à consulter l’exposé de Loïc Marion, datant de 2006 et téléchargeable en cliquant sur ce lien. Il y évoque notamment le cas des deux ibis pillant la colonie de sternes caugek à Noirmoutier ainsi que la dynamique de population de guifette moustac à Grand-Lieu.
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Sources et recommandations :
- Sources web : www.oiseaux.net, www.espace-sciences.org, www.oncfs.gouv.fr, Reporterre, Libération
- Un grand merci à Philippe Blondeau pour avoir pris le temps de m’envoyer bon nombre de documents pertinents.
- Crédit photos (dans l’ordre d’utilisation) : Allan Hopkins
- Image à la Une : Bernard DUPONT on VisualHunt.com